Le Journal de Mardi
Tracey Moberly
Coca-Cola, l'enquête interdite
Un livre-brûlot de William Reymond
(c) Marianne
N° 457 Semaine du 21 janvier 2006 au 27 janvier 2006
Comment, grâce à un budget de communication colossal, la marque la plus connue au monde s'est appliquée à réécrire sa légende et à annihiler la concurrence pour devenir, un jour, la première boisson vendue sur la planète... avant l'eau. (Auteur : Neumann Laurent)
Coca-Cola à la maison, au resto, au boulot, au supermarché. Coca-Cola à la télé, au cinéma, dans les journaux, sur les murs des villes. Coca-Cola, sponsor des plus grands événements sportifs de la planète. Coca-Cola, sans ordonnance, matin, midi et soir. Coca-Cola partout, à toute heure du jour et de la nuit.
Cent vingt ans après sa création, la célèbre marque de soda se vend plus de 1 milliard de fois par jour. Mieux, 94% de la population mondiale reconnaît instantanément le logo de la marque. Dans 200 pays - pas moins -, 7 000 bouteilles de Coca sont ingurgitées chaque seconde! De Bagdad à Pékin, de Moscou à Paris, le monde entier boit rouge. Jusque dans les contrées les plus reculées de la planète... Je me souviens notamment - c'était il y a vingt ans - des habitants de ce petit village mexicain perdu dans la forêt qui, à l'intérieur de l'église, avaient disposé devant l'autel, à même le sol, des dizaines de bouteilles de Coca-Cola vides: les fidèles les avaient bues d'une traite afin, en rotant, de mieux expurger le diable qui était en eux...
Ainsi donc, le sirop du Dr Pemberton, inventé en 1886, a-t-il triomphé de toutes les frontières, de toutes les cultures, de tous les régimes politiques, des guerres aussi, et des religions.
Coca-Cola, marque-monde.
Seulement voilà... Au cours de toutes ces années de succès, indéniable, la boisson d'Atlanta, ville berceau de Martin Luther King, de Margaret Mitchell, l'auteur d'Autant en emporte le vent, et siège du quartier général de CNN, n'a cessé de réécrire sa légende. Adepte de l'omerta, cultivant le secret comme personne, elle a arrangé, modelé, maquillé son histoire pour la transformer en une success-story quasi liturgique, débarrassée de toute faute, de tout péché. Or, un livre révèle aujourd'hui que la saga Coca-Cola n'est pas seulement jalonnée de coups de génie, d'intuitions brillantes et de formidables réussites commerciales. Il y a aussi les sales coups, les échecs et tous ces misérables petits secrets - inavouables pour certains - qu'au nom de son image de marque, son principal capital en fait, elle s'est scrupuleusement appliquée à gommer, notamment grâce à un matraquage publicitaire unique au monde («le budget annuel de marketing du groupe dépasse les 4 milliards de dollars»). C'est cette face cachée de Coca-Cola, parfaitement inconnue du grand public, que William Reymond, journaliste français vivant aux Etats-Unis, auteur notamment de Dominici non coupable et de JFK, autopsie d'un crime d'Etat, dévoile aujourd'hui dans Coca-Cola, l'enquête interditeFlammarion, 430 p., 20 euros.
Témoignages et archives à l'appui, il y raconte comment Coca-Cola aurait menti, au moins par omission, sur les vraies circonstances de sa naissance; comment la marque, année après année, s'est ingéniée à tuer la concurrence; comment, en une nuit de l'été 1996, elle a littéralement expulsé son concurrent Pepsi-Cola du Venezuela pour avaler d'un coup 80% du marché local. Avec une minutie d'historien, l'auteur décrit aussi - et - c'est l'un des temps forts du livre - comment l'état-major de la firme à Atlanta a continué à organiser la vente de son produit dans l'Europe occupée, n'hésitant pas à flirter avec le régime nazi et les autorités de Vichy.
William Reymond réduit ainsi à néant la légende quasi mystique selon laquelle Coca-Cola aurait quitté l'Europe en général, et la France en particulier, après septembre 1939, pour revenir, à la fin de la guerre, en boisson officielle des libérateurs. Coca-Cola, symbole de liberté comme le chewing-gum ou les Lucky Strike? Scénario arrangé! D'autant que l'auteur révèle ensuite comment, après la Libération, la firme aurait utilisé ses réseaux gaullistes contre l'alliance du Parti communiste et... des viticulteurs français qui ne voulaient pas voir s'implanter dans l'Hexagone le soda américain.
Au-delà de ces révélations, l'auteur dévoile aussi les dessous du rachat raté d'Orangina en 1997, insiste sur les circonstances dans lesquelles la marque fut victime de l'affaire de la vache folle, décrypte la manière dont Coca-Cola tente aujourd'hui de se racheter une image dans le débat de santé publique sur l'obésité. Il relate enfin - et ce n'est pas l'aspect le moins passionnant de cette enquête - comment, au prix d'une incroyable stratégie de conquête, la marque de soda s'est fixé un but: devenir la première boisson du monde avant l'eau! A lire, comme un roman, un verre de Coca-Cola à la main...
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COCA-COLA SOUS L'OCCUPATION
[extrait...]
En 1993, Mark Pendergrast reprit certaines des informations de Fritz et Schäfer dans For God, Country and Coca-Cola. Un an plus tard, le journaliste Frederick Allen se consacrait à son tour à une histoire de la compagnie et, dans Secret Formula, évoquait lui aussi sur plusieurs pages l'épisode allemand. Si ces deux études différaient sur plusieurs points, elles se rejoignaient en montrant du doigt les tentatives de justification de la période allant de 1933 à la capitulation. Mais elles rejetaient l'idée d'une collusion avec le IIIe Reich, jugeant la présence de Coke en Allemagne après Pearl Harbor comme étant le fruit d'initiatives personnelles de Max Keith, le directeur de la filiale locale et, de fait, blanchissaient la compagnie de toute accusation d'orchestration depuis Atlanta.
Ces auteurs ne cachant pas avoir bénéficié d'un accès aux archives de Coca-Cola, il pouvait paraître évident, à travers ces lignes, qu'ils résumaient la position officielle de la compagnie.
Une déduction confirmée en mai 2004 à l'occasion d'une exposition d'affiches publicitaires allemandes dans une galerie d'art londonienne. Imaginée par Mark Thomas et Tracey Sanders-Wood, la manifestation visait à «épingler la politique de la compagnie en la confrontant à d'éventuelles collusions avec le IIIe Reich». La démarche ayant du retentissement, Coca-Cola, à travers son porte-parole britannique, dut affirmer sa position. Habilement, Tim Wilkinson déplaça le débat sur le terrain de l'injure: «Nous rejetons de manière véhémente toute suggestion qu'en tant que compagnie Coca-Cola ait jamais sympathisé d'une quelconque manière aux actes répugnants ou aux politiques du régime nazi en Allemagne.»
Wilkinson alla plus loin en révélant que «Coca-Cola avait versé de l'argent aux fonds de compensation des victimes de travaux forcés sous le régime nazi. Non pas comme admission de sa culpabilité mais par solidarité de corporation».